FAUST MAGAZINE - #20 POWERFUL
janvier 2023

JET D’ENCRE






ALIGNEMENT

Au centre du dojo

 

        En cette fin de novembre s’est tenu un événement cher aux dessinateurs férus de voyage : la 22ème édition du Rendez-Vous du Carnet de Voyage, à Clermont-Ferrand. Au cœur de la capitale auvergnate, des centaines de passionnés se sont retrouvés pour partager les récits et les images de leurs aventures autour du globe. L’occasion pour moi de revenir, en tant qu’exposante, sur un épisode de voyage qui m’a durablement marquée : ma rencontre avec le sumo.

        Février 2017. Il est 6h du matin. Le quartier tokyoïte de Ryogoku est encore plongé dans le silence. C’est un quartier résidentiel. Les immeubles sont bas, les rues désertes. La température avoisine les 2°C et il fait encore nuit.

        Une lumière pâle émane d’une maison, éclairant une portion de la rue à travers ses fenêtres de papier. Il ne s’agit pas d’une habitation comme une autre : c’est une beya, une écurie de rikishis, des pratiquants de sumo.  A l’intérieur, l’entrainement a déjà commencé. Vêtus seulement du traditionnel mawashi, la ceinture qui permet aux adversaires d’avoir prise l’un sur l’autre, les apprentis se tiennent autour du dojo. En silence, ils répètent une chorégraphie rodée, vouée à l’échauffement des muscles et des articulations. Leurs mouvements sont fluides, malgré leur corpulence. Leurs pieds glissent sur le sable glacé. Juché sur une estrade, le maître observe, en sirotant un thé. Tous se taisent. A peine perçoit-on des athlètes leurs souffles qui gèlent instantanément dans l’air hivernal.

        Le sumo n’est pas un sport comme les autres. Il requiert une métamorphose radicale du corps. Bien qu’il n’existe pas de catégories dans le sumo, le poids est un atout majeur. Un atout qu’il faut acquérir pour espérer performer dans les tournois. Et pour que cette prise de poids artificielle s’opère, les aspirants rikishis se plient à une routine drastique : un dur entrainement quotidien, un programme nutritionnel calibré, des temps de repos obligatoires qui permettent à la masse de se former. Autrement dit, le sumo est une quête à laquelle on ne peut prétendre qu’en y consacrant l’entièreté de sa vie. Et s’ils sont adulés à l’instar de demi-dieux, c’est que les rikishis les plus célèbres ont su acquérir, au fil des jours, une force exceptionnelle, extérieure comme intérieure…

        Dans différentes disciplines liées au développement personnel, on entend  l’idée que la force intérieure, celle qui permet à l’esprit et au corps de s’allier pour se dépasser, émerge d’un équilibre. Mais cet équilibre ne saurait être confondu avec une posture statique, incompatible avec nos vies en constante mutation. Un autre terme, émergeant, paraît plus justement traduire la façon de se maintenir en équilibre dans le mouvement : l’alignement.

        Assise dans un coin j’observe les sumotoris. Leur vie est en déséquilibre complet, et un modèle de constance à la fois. Les plus jeunes ont la vingtaine. En intégrant la beya, ils ont renoncé à la vie sociale propre à leur âge, pour se consacrer au sumo au détriment de tout le reste. Sur quelle garantie peuvent-ils compter ? Ils savent que le chemin sera long, et l’issue incertaine. Tous leurs espoirs futurs sont tournés vers un objectif unique, qu’ils ne pourront atteindre qu’en triomphant de leurs propres défaillances. Le risque d’échec est immense. Alors chaque jour compte. Ignorant le froid, ils enchainent les combats. Ils se relaient au centre du dojo. Sur les bords, ceux qui ne se battent pas se musclent ou s’assouplissent. Sans relâche. Leurs pieds et leurs mains sont couverts de bandages. Leurs corps sont déformés par l’effort quotidien. Mais animés d’une force inépuisable.

        Car tout en eux est aligné. Leur volonté, leurs rêves, leurs actes. Alignés le long d’une seule intention inscrite dans le temps. De cet alignement indéfectible émergera un jour la toute-puissance qui fera leur aura : toute à la fois physique, morale et intentionnelle. Ils n’auront plus rien à craindre. Car depuis longtemps déjà, ils auront fait le choix de se sacrifier au nom de leur art.



Ségolène Girard
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