FAUST MAGAZINE - #15 HYPNOTIC
octobre 2021

JET D’ENCRE





(Illustration)
Orchis Bouc
Planche pas tout à fait naturaliste de l’orchidée à l’insoutenable odeur de chèvre


Le Beau et la Bête

Un mariage bien arrangé


    Il n’y a pas de monopole du bon goût. A chaque époque, chaque culture, sa définition du Beau.

           Bien qu’on leur attribue une forte valeur subjective, nos goûts sont surtout suggérés par la société dans laquelle nous évoluons. Nos préférences pour un certain type de décoration, d’art, d’habillement, et même dans l’appréciation physique des personnes, nous appartiennent bien moins qu’il y paraît. Affirmer nos affinités esthétiques répond en réalité à un besoin d’approbation sociale. Ou de désapprobation totale. Pourvu qu’on attire le regard de nos semblables. Le Beau est une norme, et sa redéfinition constante une riche source d’interactions. En ce sens, chercher le Beau en sublimant ce qui est considéré comme tel ou, au contraire, en s’y opposant, produit le même effet : une délectable rupture de l’indifférence générale.

            La mode s’appuie sur ce phénomène : un style se développe dans la complaisance unanime, jusqu’à ce qu’un dissident propose de remettre ses codes en question. D’abord décrié, il a le mérite de sortir de l’ombre, pour être vite rejoint par ceux qui souhaitent revendiquer aussi leur rejet des convenances, et éventuellement se mettre en lumière. Leur nouvelle interprétation du Beau s’élargit, on enterre l’ancien style bientôt requalifié de ringard. Jusqu’à ce que le public s’accoutume, que les artistes s’ennuient, et qu’un nouvel anticonformiste émerge. Du neuf, toujours du neuf !
            Mais paradoxalement, pour que ces mutations du Beau-commun se produisent, les artistes jouent souvent sur la même variable : brusquer le Beau avec le Laid. Mettre en résonance ce qui ravit les sens avec ce qui agresse, dérange, choque ou répugne, pour relancer le débat


            Au doux hiver bercé de contes qu’illustrait Tchaïkovski dans son Casse-Noisette féérique, succéda un printemps agressif et rancunier : celui de Stravinsky, fracassant, avec ses abruptes ruptures, et ses accords impossibles, comme les cris d’un faune en rut. D’abord apeurée, la critique éprouvée par tant de violence finit par ne plus pouvoir se passer de ces magnifiques hurlements de cuivres. Quand on le remue dans ses tripes, le public se sent de nouveau vivant, et libéré de ses brides.
            Et puis, la Laideur est accessible. Sa définition dépend beaucoup moins du contexte temporel et culturel car elle s’ancre dans un ressenti instinctif universel. Elle en appelle à nos craintes ancestrales. Ce qui sort de l’ordinaire, le difforme, le puant, suscitent des réactions de l’ordre du réflexe, la peur, la répulsion et l’angoisse. Les seules émotions capables de nous tétaniser. Impérieuses et primitives, surgies directement de nos entrailles.  

            Dans tous les domaines de l’art, ce retour à nos instincts de bêtes est une promesse d’extase. Un jour, le chef d’atelier d’une grande maison de parfums me confiait ceci : après avoir exploré les évidentes senteurs florales dans toute leur délicatesse, les parfumeurs se sont tournés vers la recherche d’odeurs plus provoquantes. Ils s’étaient aperçu que, tous incommodants qu’étaient les relents de fourrures ou d’autres pestilences animales dont on taira prudemment la provenance, leur association à celles des bouquets communément appréciés conférait prégnance et magnétisme à la fragrance obtenue. Un pur parfum sucré, aussi agréable soit-il, cocote la mièvrerie. Il ne saurait susciter le même envoûtement qu’un accord suave mêlé à un indécent musc caprin… A croire que la véritable ivresse ne s’atteint qu’aux portes de l’écœurement.

           Dans le confort de nos traditions sophistiquées, ce qui s’accorde en tous points aux canons de la Beauté ne peut nous ravir que d’une manière empruntée. C’est additionné d’une disharmonie obscure, d’un soupçon de terreur, que le Beau devient capable d’exercer sur nous son pouvoir de sidération, et de fascination. En épousant la Bête, et non pas malgré Elle...

Ségolène Girard
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